Un père sévère
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Un père sévère

 

Je vais te dire la vérité, père, commença-t-il en fixant sur M. Thibault un regard attentif. J’avais soupçonné des privations, des mauvais traitements, des cachots. Oui, je sais. Rien de tout cela n’est fondé, heureusement. Mais j’ai constaté dans l’existence de Jacques une misère morale cent fois pire. On te trompe quand on te dit que l’isolement lui fait du bien. Le remède est bien plus dangereux que le mal. Ses journées se passent dans une oisiveté pernicieuse. Son professeur, n’en parlons pas: la vérité est que Jacques ne fait rien, et il est visible que déjà son intelligence devient incapable du moindre effort. Prolonger l’épreuve, crois-moi, c’est compromettre à jamais l’avenir. Il est tombé dans un tel état d’indifférence, et sa faiblesse est telle, que s’il restait quelques mois encore dans cette torpeur il serait trop tard pour lui rendre jamais la santé.

Antoine ne quittait pas son père de l’oeil; il semblait peser de tout son regard sur cette face inerte pour en faire jaillir une lueur d’acquiescement. M. Thibault, ramassé sur lui-même, gardait une immobilité massive; il faisait songer à ces pachydermes dont la puissance reste cachée tant qu’ils sont au repos; de l’éléphant, d’ailleurs, il avait les larges oreilles plates et aussi, par éclairs, l’oeil rusé.

– Est-ce que tu crois m’apprendre quelque chose? fit-il d’un air bonasse. Tout ce que tu dis là fait honneur à ta générosité naturelle, mon cher. Mais permets-moi de te dire, en toute conscience, que ces questions de correction sont fort complexes, et qu’en ces matières on ne s’improvise pas une compétence du jour au lendemain. Crois-en mon expérience et celle des spécialistes. Tu dis: faiblesse, torpeur. Dieu merci! Tu sais ce que valait ton frère: crois-tu que l’on puisse broyer une pareille volonté de mal faire, sans d’abord la réduire?…

Il effilait entre ses doigts boudinés la pointe de sa barbiche, et lorsqu’il eut terminé, il glissa vers son fils un coup d’oeil oblique. L’organe sonore, le débit majestueux prêtaient une apparence de force à ses moindres paroles: et Antoire avait une telle habitude de s’en laisser imposer par son père qu’il faiblit. Mais M. Thibault commit une maladresse d’orgueil: 

– D’ailleurs, je me demande pourquoi je prends la peine de défendre l’opportunité d’une sanction qui n’est pas et ne sera pas remise en question. Je fais ce que je crois devoir faire, en toute conscience, et n’ai de compte à rendre à qui que ce soit. Tiens-le-toi pour dit, mon cher. 

Roger Martin du Gard. Les Thibault. 

 

Devoir:

1. Quelles sont les deux grandes parties du texte?

2. Par quel moyen Antoine essaient-t-il de renforcer l’influence de ses paroles sur son père? Citez deux phrases qui évoquent cette astuce.

3. Quelle comparaison fait apparaître M. Thibault comme un monstre?

4. Relevez trois adjectifs qui présentent M.Thibault comme un personnage malin et hypocrite.

5. Quels sont les deux mots qu’emploie à deux reprises M. Thibault lorsqu’il s’adresse à Antoine?

6. Trouvez-vous ces deux termes affectueux, méprisants, respectueux ou injurieux?

7. Quel verbe à l’infinitif trahit la cruauté de M. Thibault?

8. Quels sont les gestes et les détails physiques qui rendent M. Thibault antipathique?