La carabine
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La carabine

 

L’adolescent se sentit merveilleusement libre d’esprit lorsqu’il pénétra dans le jardin.

Celui-ci n’était pas occupé par les soldats, mais des sentinelles gardaient les carrefours. Et le rectangle géométrique, découvert, de la place de Catalogne, ne comportait aucune issue dérobée, aucune faille dans les blocs des maisons qui l’entouraient, aucun défilé propice. Alejandro ne désespéra point.

Il avait foi dans son instinct et sa chance d’enfant des rues qui ne payait jamais ses moyens de transport, et assistait sans billet à toutes les courses de taureaux..

Rien, pourtant, ne semblait pouvoir l’aider. Il n’apercevait autour de lui que de rares groupes, et tous applaudissaient au passage des patrouilles.

"Ils me livreraient tout de suite", pensa Alejandro.

Les boueux avaient terminé leur ouvrage et s’en allaient. Le dernier traînait une longue charrette à bras, où bringuebalaient pême-mêle des balais, des râteaux, recouverts aux trois quarts par des herbes, des branches, des feuilles jaunes, et des morceaux de journaux.

Quand les boueux passèrent à la portée d’Alejandro, il recula, s’enfonça à demi dans le bosquet. La carabine rejoignit les ustensiles et le butin des boueux avec un léger choc. Celui qui tirait la charrette se retourna lentement. Il ne vit rien qu’un très jeune homme accroupi sur le gazon. Le vieux hocha la tête. Déjà, on abîmait sa besogne. Il donna un coup de reins pour rattraper ses compagnons.

Les bras pendants et serrés contre le corps, de manière à tenir immobiles les enveloppes métalliques dont ses poches étaient pleines, Alejandro suivit à distance la file des boueux. Ils passèrent dans l’avenue qui menait au quartier de l’Arc de triomphe. Ils avançaient très lentement, d’un pas de mulets fourbus.

La vie d’Alejandro était à la merci d’un choc ou d’un trébuchement de ces vieillards: il était décidé à ne point rentrer sans sa carabine. Malgré cela, il n’eut pas un mouvement d’impatience, ne prit pas un risque prématuré. Depuis que les boueux s’étaient engagés dans l’avenue, il savait à hauteur de quelle rue il se trouverait derrière la charrette.

Il se dirigeait sans hâte vers le rendez-vous qu’il avait donné à sa chance.

Peu de passant s’aventuraient encore dans la ville meurtrie. Les automobiles militaires roulaient très vite dans cette large voie défavorable aux embuscades. Personne ne vit comment Alejandro retira sa carabine et se glissa dans la venelle tordue qui menait à la vieille ville. Ensuite, ce ne fut plus qu’un jeu pour lui. De porche en voûte, de courette en impasse, courbé, collé aux murs, il traversa, pratiquement invisible, une partie du labyrinthe dont il pourvait dénombrer chaque saillie et chaque renfoncement.

La matinée s’achevait lorsqu’un dernier bond le porta sur le seuil de la maison au sommet de laquelle il gîtait.

J. Kessel. Une balle perdue.

 

Devoir:

1. Citez deux détails qui font apparaître Alejandro comme quelqu’un de débrouillard.

2. Parmi les adjectis suivants, quels ceux qui peuvent qualifier les boueux: dynamiques, vieux, bruyants, orgueilleux, lents, paresseux? Choisissez-en deux et justifier-les en citant le texte.

3. Comment comprenez-vous la pensée du boueux dans la phrase: "Déjà on abîmait sa besogne"?

4. Quelle phrase traduit la volonté et la force de caractère d’Alejandro?

5. Relevez deux détails qui montrent qu’Alejandro garde son sang-froid.

6. A l’aide de plusieurs adjectifs, énumérez les qualités du caractère d’Alejandro, puis ses qualités physiques. Face à chaque adjectif, citez un passage du texte.

7. Retenez quelques faits de la vie de Joseph Kessel: il naquit en Argentine en 1898 et mourut en 1979. Né de parents russes, il passe une partie de son enfance près de l’Oural avant de venir faire ses études en France. Joseph Kessel est un homme d’action: il participe à la guerre d’Espagne en 1936, puis à la

8. Seconde Guerre mondiale dans les rangs français en 1939-1940. Il écrit Le chant des partisans (1941) avec son neveu Maurice Druon. Grand journaliste et grand voyageur, ses romans sont imprégnés de ce qu’il a vu et vécu à travers le monde: Mermoz (1938), Le Lion (1958), Une balle perdue (1964), Les Cavaliers (1967).