Le concert de Christophe
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Le concert de Christophe

 

Elle eut encore, – sinon une dernière joie – un dernier émoi de tendresse juvénile où son coeur se reprit, un réveil désespéré de sa force d’amour et d’espoir de bonheur. Ce fut absurde d’ailleurs, et si contraire à sa calme nature! Il fallut, pour que cela fût possible, le trouble où elle se trouvait, cet état de torpeur et de surexcitation, avant-coureur du mal.

Elle était à un concert du Châtelet, avec son frère. Comme il venait d’être chargé de la critique musicale dans une petite revue, ils étaient un peu mieux placés qu’autrefois, mais au milieu d’un public beaucoup plus antipathique. Ils avaient des strapontins d’orchestre près de la scène. Christophe Krafft devait jouer. Ils ne connaissaient pas ce musicien allemand. Quand elle le vit paraître, son sang reflua au coeur. Bien que ses yeux fatigués ne le vissent qu’à travers un brouillard, elle n’eut aucun doute quand il entra; elle reconnut l’ami inconnu des mauvais jours d’Allemagne. Elle n’avait jamais parlé de lui à son frère; et c’était à peine si elle avait pu s’en parler à elle-même: toute sa pensée avait été absorbée depuis par les soucis de la vie. Et puis, elle était une raisonnable petite Française, qui se refusait à admettre un sentiment obscur, dont la source lui échappait, et qui était sans avenir. Il y avait en elle toute une province de l’âme, aux profondeurs insoupçonnées, où dormaient bien d’autres sentiments, qu’elle eût eu honte de voir: elle savait qu’ils étaient là; mais elle en détournait les yeuix par une sorte de terreur religieuse pour cet Etre qui se dérobe au contrôle de l’esprit.

Quand elle fut remise de son trouble, elle emprunta la lorgnette de son frère, pour regarder Christophe; elle le voyait de profil, au pupitre de chef d’orchestre, et elle reconnut son expression violente et concentrée. Il portait un habit défraîchi, qui lui allait fort mal. – Antoinette assista, muette et glacée, aux péripéties de ce lamentable concert, où Christophe se heurta à la malveillance non dissimulée d’un public, qui était mal disposé pour les artistes allemands, et que sa musique assomma. Quand, après une symphonie qui avait semblé trop longue, il reparut pour jouer quelques pièces pour piano, il fut accueilli par des exclamations gouailleuses, qui ne laissaient aucun doute sur le peu de plaisir qu’on avait à le revoir. Il commença pourtant à jouer, dans l’ennui résigné du public; mais les remarques désobligeantes, échangées à haute voix entre deux auditeurs des dernières galeries, continuèrent d’aller leur train, pour la joie du reste de la salle. Alors il s’interrompit; par une incartade d’enfant terrible, il joua avec un doigt l’air: "Malbrough s’en va-t-en guerre", puis, se levant du piano, il dit en face au public:

– Voilà ce qu’il vous faut!

Le public, un moment incertain sur les intentions du musicien, éclata en vociférations. Une scène de vacarme invraisemblable suivit. On sifflait, on criait: 

– Des excuses! Qu’il vienne faire des excuses!

Romain Rolland. Jean-Christophe.

 

Devoir:

1. Quelle est l’idée dominante du texte?

2. Pourquoi Antoinette fut émue en voyant Christophe sur la scène? Quel est le lexique pour décrire cet état?

3. Le public était-il disposé pour les artistes allemands? Quelle était sa réaction?

4. Pourquoi le public, demanda-t-il des excuses?

5. Comment l’auteur réussit-il à montrer les divers sentiments d’Antoinette pendant le concert?