Travaux dirigés
La construction des unités lexicales dans la perspective synchronique
L'analyse de la linguistique traditionnelle de caractère historiqule consiste à considérer l'évolution des mots définis comme unités par leur sens, et l'évolution de leurs éléments constituants pris comme autant d'unités de signification. La combinaison des significations portées par des éléments affixés et par le radical produit une unité nouvelle et une signification nouvelle. L'étymologiste mentionne si le terme français est issu d'un terme déjà construit dans la langue originelle [...]. Chaque élément, qu'il soit radical, affixe ou composant, possède son autonomie de signification depuis la langue d'origine, et l'usager qui manie parfaitement la langue française est censé connaître cette valeur originelle quand il fait entrer le terme dans la combinaison syntaxique d'une phrase française.
Par opposition à cette conception, la linguistique synchronique procède du postulat que le locuteur de l'époque contemporaine utilise les termes du lexique sans la connaissance de leur étymologie ou que, même s'il la connaît, celle-ci n'intervient pas dans l'acte de parole. Selon l'analyse distributionnelle ou structurale, les unités lexicales sont uniquement des constituants de la phrase. Les termes du lexique entrent dans un syntagme nominal ou dans un syntagme verbal dont la relation constitue la phrase. En redescendant le cours de l'enchaînement de la phrase, cette analyse rencontre comme constituants du syntagme nominal et du syntagme verbal les unités lexicales définies à la fois comme unités formelles et comme unités de signification, et, au-delà, les unités élémentaires appelées «morphèmes» ou «monèmes» selon les terminologies. C'est à ce niveau que se situe la construction des unités lexicales.
L'unité lexicale construite est la combinaison d'éléments simples pourvus de sens. L'analyse structurale maintient une différenciation entre les termes composés, formés d'unités autonomes lexicalement, et les termes dérivés, formés avec des affixes qui ne jouissent pas d'autonomie lexicale. L'opposition dans la catégorie des affixes, entre préfixes et suffixes réside dans le fait que le suffixe peut transplanter le terme construit dans une autre classe grammaticale que celle de la base, tandis que le préfixe le maintient dans la classe grammaticale du morphème de base.
La construction des unités lexicales repose sur des règles de syntaxe interne, dont l'essentiel est une relation syntagmatique déterminant à déterminé, le morphème de base déterminant l'élément affixé: par rapport au suffixe -ité, 'qualité de', c'est le morphème de base humain qui produit la relation spécifique existant dans l'unité lexicale humanité ‘la qualité d'humain'. La relation syntagmatique entre les éléments de composition des termes dits «composés» n'est pas, selon cette analyse, d'une nature essentiellement différente.
L'aspect lexical de cette syntagmatique se traduit par des règles morphonologiques de liaison et de soudure. Les morphèmes lexicaux constituants de l'unité lexicale se définissent par ailleurs par un rapport paradigmatique avec l'ensemble des éléments de la série à la quelle ils appartiennent: dans la série acheteur, vendeur, emprunteur, prêteur, donneur, le trait commun des morphèmes de base est d'appartenir tous à la classe des verbes (acheter, vendre, emprunter, prêter, donner), et le trait commun des dérivés est d'appartenir tous à la classe des noms d'agent. C'est cette double référence qui permet de définir la classe du suffixe -eur.
Selon la linguistique descriptive, en vertu de la motivation qui sous-entend le rapport entre les éléments construits, le terme de base n'est pas le radical, mais l'unité lexicale entière déjà construite éventuellement. Ainsi, la série opérer, opéré, opérant, opérable, opérateur, opération, opérationnel, opératoire ne peut être ici considérée comme motivée par rapport à un radical oper- [...), mais, selon le rapport de dérivation motivée, elle se résout en plusieurs ensembles: 1. opérer, opérateur, opérant, opération; 2. la série chirurgicale opérer, opération, opéré, opérable, opératoire; 3. la série militaire opération, opérationnel. Et à l'intérieur de chacune de ces séries, il existe des dépendances de dérivation entre chacun des termes: par exemple, le rapport opération/opérationnel.
L.Guilbert. Fondements lexicologiques du dictionnaire.
De la formation des unités lexicales.
Questions demandant la réflexion
- Sur quoi repose la construction des unités lexicales?
- Par quoi se traduit la syntagmatique de l’aspect lexical?
- La dérivation, est-elle intégrée dans le processus de l’expression par la grammaire transformationnelle?
- Quelles sont les formes englobées par la dérivation?
- En quoi consiste la verbalisation, la nominalisation?
PRÉFIXATION, SUFFIXATION ET COMPOSITION
Ce n'est pas essentiellement la place de l'affixe qui différencie la préfixation de la suffixation dans l'optique de la grammaire transfor mationnelle [...]. Le suffixe est principalement un modificateur de la classe grammaticale. La procédure de la préfixation, au contraire, laisse inchangée la catégorie grammaticale du terme dérivé par rapport au terme de base; la formation obtenue par préfixation s'oppose au terme de base par un contenu sémantique différent, résultant de la relation établie entre les éléments constituants. Mais il serait erroné d'en inférer que la simple juxtaposition des éléments formateurs suffit à produire la création sémantique, comme le voulait la linguistique traditionnelle et même structurale. Dans la procédure de la préfixation, comme dans la celle de suffixation, la création résulte de Ja transposition en schèmes lexicaux d'un agencement syntaxique des éléments de formation selon une phrase de base et ses transformations. Il en est de même de la procédure de création lexicale appelée traditionnellement «composition». Certes, il apparaît que les dérivés par composition appartiennent parfois à une catégorie grammaticale différente de celle du terme de base: dans porte-drapeau, la base porte est un verbe, et le dérivé est un nom [...]. Mais ce processus de modification de la catégorie grammaticale ne se réalise que pour une partie des composés, qu’on peut différencier selon ce critère. On distingue, alors, les composés endocentriques dans lesquels le dérivé comporte l’un des termes composants, dont il garde la classe grammaticale, et les composés à fonction globale dans lesquels la formation créée est différente des éléments constituants tant par la classe grammaticale que par le contenu sémantique: un porte-drapeau est une personne, alors que les éléments formateurs sont une base verbale et un nom de non-animé; un casque-bleu (soldat de l'O.N.U.) est un nom de personne, alors que les termes qui le forment désignent une chose et une couleur. L'essentiel du processus n'est pas la juxtaposition entre les termes composants, mais la fonction elle-même qui commande la relation entre eux. Il reste que, dans la procédure de la composition, la modification de la classe grammaticale du terme dérivé n'est qu'une exception, alors qu'elle est le principe même de la procédure de suffixation, si bien que la composition s'apparente étroitement à, 'a préfixation dans une opposition commune à, la suffixation [...].
Questions demandant la réflexion
- Comment est défini le suffixe par L. Guilbert?
- Comment s’opère la création d’un mot par préfixe et suffixe?
- Quels types de composés distingue-t-on?
- La modification de la classe grammaticale du mot, à quel type de procédure est-elle valable?
LA COMPOSITION
La création de nouvelles unités lexicales par composition implique la conjonction de deux éléments constituants identifiables par le locuteur. Les rapports qui les régissent dans la conscience du locuteur se fondent sur les relations syntaxiques de ces éléments à l'intérieur d'une phrase où ils sont construits selon les règles de la syntaxe du discours. La proposition de base qui sous-tend la relation des éléments composants de l'unité lexicale est la condition nécessaire pour que la composition existe. Les composés, en effet, se différencient des unités formées par agglomération des éléments d'une séquence syntaxique de phrase ou de partie de phrase: ils résultent d'une transformation de la phrase de base. Ainsi les mots rendez-vous, cessez-le-feu, suivez-moi-jeune-homme, qui-vive, monte-en-l’air, phrases de discours avec les marques morphologiques de temps, de mode, de personne du verbe, et avec la marque syntaxique de l'ordre des éléments, utilisées telles quelles à titre d'unités lexicales, s'opposent à porte-bagage ou à francophile, dans lesquels l'élément verbal devenu élément composant de l'unité lexicale a subi une transformation dont l'invariabilité de porte et la forme adjectivale phile sont les marques. Les formations constituées par des éléments de phrase agglomérés ne résultent pas d'une transformation lexicale, mais de la coalescence par la répétition et l’usage; elles reposent en définitive sur un simple phénomène mémoriel, qui entraîne le glissement lexical de l'ensemble de la phrase ou de la séquence de la phrase, et sa nominalisation par l'emploi d'un prédéterminant. Certaines peuvent donner l'illusion de la transformation quand elles résultent de la transposition d'une phrase complète du type décrochez-moi-ça, rendez-vous, va~nu-pieds, dans lesquels les éléments constituants perdent leur mutabilité syntaxique propre pour se figer dans une formation nominale, mais cette transposition ne résulte pas d'une relation interne entre les éléments. D'autres, par contre, ne sont que des agrégats d'éléments dont le lien ne repose pas sur la construction syntaxique fondamentale de la phrase prédicative élémentaire: désormais, naguère. Dans ce cas, les éléments constituants ne sont d'ailleurs plus identifiables par le locuteur contemporain.
Les formations par composition se différencient des dérivés par préfixation par la nature des éléments composants, malgré l'unité fondamentale de la procédure de transformation qui est à la source des deux types de formations. Le terme préfixé, en effet, [...] résulte de la transformation d'une base et d'une préposition ou d'un équivalent adverbial. Le composé est le produit de la transformation lexicale d'éléments constituants autonomes de la phrase, en tant que syntagme nominal, syntagme verbal ou éléments de syntagme.
J. et Cl.Dubois
Introduction à la lexicographie. P., 1971
Questions demandant la réflexion
- Sur quoi se fondent les rapports entre les éléments constituants des composés?
- Par quoi s’opposent les unités lexicales «monte-en-l’air» à porte-bagage»?
- Comment se différencient les formations par composition des dérivés?
- Prouvez que le composé est le produit de la seule procédure de la nominalisation.
Bibliographie
- Халифман, Э.А. Словообразование в современном французском языке / Э.А. Халифман, Т.С. Макеева, О.В. Раевская. – М., 1983.
- Катагощина, Н.А. Как образуются слова во французском языке / Н.А. Катагощина. – М., 1980.
- Lehmann, A. Introduction à la lexicologie. Sémantique et morphologie / F. Marint-Berthet. – Paris, 1998.
- Picoche, J. Structures sémantiques du lexique français / J. Picoche. – Paris, 1995.
- Штейнберг, Н.М. Аффиксальное словообразование в современном французском языке / Н.М. Штейнберг . – Л., 1976.
- Guilbert, L.Fondements lexicologiques du dictionnaire. De la formation des unités lexicales / L. Guilbert –Grand Larousse de la langue française. Vol.1. – P., 1971.
- Pinchon, J. Les préfixes négotifs in-, non-, a- / J. Pinchon // Le français dans le monde. – 1971. – № 83.