EE1 Evolution du sens des mots
Le lexique de toute langue est lié à l’activité humaine et se renouvelle constamment. Le renouvellement se fait par trois voies essentielles: par la formation des mots nouveaux, par l’évolution du sens des mots déjà existants (ressources internes), par les emprunts aux autres langues (ressource externe).
La structure sémantique et l’évolution du sens sont étudiées par la sémasiologie (branche spéciale de la lexicologie).
Nous avons déjà vu qu’il existe des liens indissolubles entre la pensée humaine et la langue, entre le mot et la notion. Le sens étymologique (primitif) est souvent son sens essentiel. Ainsi beaucoup de mots hérités du latin populaire ont conservé leur sens primitif. Mais souvent le sens essentiel change au cours des siècles, son sens primitif tombe dans l’oubli. Tel est le cas des verbes: partir-partager, travailler-tourmenter, noyer-tuer, des substantifs: tête-pot, bouche-joue, tige-flûte, livre-écorce d’arbre, cadeau (provençale) – lettre capitale, puis ornement offert aux dames, puis-présent. Ainsi actuellement le sens essentiel de tête est son sens dérivé, tout comme pour tige, cadeau, travailler, partir, noyer. Le sens dérivé peut acquérir à son tour des acceptions secondaires, figurées. Le mot tête a reçu au cours des siècles une quantité de significations secondaires, figurées: esprit, intelligence, raison, sang-froid. Son sens dérivé a complètement effacé son sens primitif.
Toutefois, le sens essentiel est habituellement stable et sert de base pour l’évolution sémantique des mots.
La majeure partie des mots français sont polysémiques. Polysémie est la faculté d’un même mot d’avoir à une époque donnée plusieurs significations puisqu’il peut désigner plusieurs objets, faits s’ils ont des traits communs. La polysémie reflète avec évidence la faculté de notre pensée de généraliser les faits de la réalité.
En français, la polysémie est propre surtout aux verbes et substantifs (parce qu’il manque de moyens formatifs). Mais en contexte, le mot à plusieures significations a un sens bien déterminé. La polysémie et monosémie présentent une unité dialectique. Dans l’esprit le mot existe avec tous ses sens latents qui s’actualisent dans la parole, le contexte. Les écrivains se servent largement de la polysémie pour rendre leur langue plus expressive.
La signification du mot est conditionnée par plusieurs facteurs. Le premier est local: le sens du mot dépend du territoire où il est employé. Dans certains parlers locaux le mot pommier signifie l’arbre, la femelle – la femme, jeune homme – un célibataire. Il est possible de dire un vieux jeune homme – vieux célibataire.
Le verbe grander a le sens de dire, blé signifie seigle, rusé a le sens d’intelligent, différent est le synonyme de poli. Le second facteur important est le facteur temporel, le sens du mot est une catégorie historique qui change au cours des siècles. Ainsi au 15 siècle, le mot patriote était synonyme de compatriote, au 18 s., le mot libertin avait le sens de libre-penseur, honnête homme s’associait avec un homme du monde. Au Moyen-Age franchise était synonyme de liberté, riche – puissant. Au 16s. bourgeois – citoyen et citadin – habitant d’un bour, docteur-maître, précepteur. Le troisième facteur est le facteur social. Le milieu social peut déterminer à lui seul le sens du mot polysémique. Le facteur professionnel n’est pas à négliger. Couche, bloc, orientation ont des sens différents pour un géologue et un homme politique. Dislocation et crise sont compris différemment par un médecin et un historien.
Сauses de l’évolution du sens
Elles sont conditionnées par l’évolution des notions et par les besoins de la communication entre les hommes. Les causes sont extra et intralinguistiques. Extralinguistiques sont les changements de sens dûs au développement de la vie sociale, économique et culturelle, au progrès de la mentalité humaine. Intralinguistiques ont un caractère purement linguistique.
Citons quelques exemples des causes extralinguistiques: chômer (ne pas travailler pendant la chaleur) a pris son sens actuel avec le développement de la société capitaliste avec l’apparition des sans travails. Ont changé de sens usine, fabrique, manufacture. Usine (atelier) au 18 s. est un établissment où l’on travaillait le fer à l’aide de machines. Au 19 s. le mot prend déjà son sens actuel (tout établissement pourvu de machines modernes; manufacture et fabrique apparaissent au 16 s. avec le sens fabriquation. Au 17 s. ilscommencent à désigner un établissement industriel. De nos jours ils sortent de l’usage.
Avec le progrès les mots évoluent du concret à l’abstrait. Cela se voit sur les exemples des verbes: comprendre, entendre, penser, rêver, savoir. Comprendre du latin cumprehendre (saisir avec), entendre – de intendere (tendre), savoir (goûter) et rêver (vagabonder). Pensare a donné deux verbes: concret-peser, abstrait-penser. De nos jours: creuser un fossé (concret) – creuser une idée, aborder un navire – aborder un sujet, déclencher la guerre – déclencher un souvenir, canaliser un fleuve-canaliser l’attention. Le mot style avait originairement un sens concret (baguette pour écrire), stylo (garde le sens primitif), code du latin codex désignait à l’origine une planche sur laquelle on écrivait.
L’évolution du sens des mots s’effectue par deux moyens essentiels: par la restriction et par l’extension de leur sens. Les mots subissent la restriction de sens, s’ils commencent à exprimer une notion plus restreinte. Adjudant, lieutenant, sergent, capitaine, officier avaient à l’origine un sens considérablement plus large: adjudant-aide, remplaçant; lieutenant-remplaçant tenant le lieu de qn; sergent (serviteur), capitaine (chef), officier (employé). Ces mots étaient usuels, puis ils deviennent spécialisés dans la terminologie militaire. Ils ont perdu le sens général et reçu un sens plus restreint, un sens spécial. Ce moyen enrichi la terminologie spéciale, mais aussi le lexique de tous les jours. Pondre les oeufs vient du verbe latin ponere (poser); noyer – de necare (tuer), labourer la terre – de laborare (travailler), réussir (aboutir). Leur sens primitif est plus large que leur sens actuel. Voiture – tout moyen de transport, aujourd’hui – une automobile.
Le phénomène contraire est l’extention du sens des mots. Le mot commence à désigner une notion plus générale. Panier du panarium (une corbeille pour le pain), puis corbeille pour tout. Cadran du latin quadrans, antis eut longtemps le sens de carré. Au 14 s. le sens primitif disparaît. De nos jours les cadrans des montres peuvent avoir les formes les plus diverses. Ont élargit leur sens climat, bloc, crise, orientation, combat, camp, partisan, combattant, lutte.
Dégradation/ennoblissement
Ses mots ont souvent un caractère conventionnel, subjectif. Vilain (de villa), rustre (de rus (village), païen (de pagus (village) qui désignaient tous à l’origine un paysan, un villageois ont subi une dégradation et reçu un sens défavorable à cause du mépris que témoignaient les aristocrates pour les gens laborieux. Valet vient de vasselet (petit vassal). On ressent maintenant le sens défavorable dans les expressions avoir une âme de valet, un valet de Wall-Street. De nos jours on appelle les domestiques – gens de maison, la servante, la bonne. Le sou du latin solidus (solide) était à l'origine une monnaie d'or à valeur stable, solide. La livre (une livre d’argent) s’est dépréciée aussi.
Ennoblissement – le mot ayant primivitement un caractère neutre, désigne une qualité, un fait positif. Réussir (aboutir à l’origine) (heureux ou malheureux), maintenant exclut complètement l’idée d’échec. Fortune (sort, destin heureux ou malheureux). Actuellement ce mot désigne la chance. Succès (résultat bon ou mauvais) – maintenant, seulement le cens positif.
Affaiblissement
A l’origine le mot avait une valeur très expressive, puis finit par recevoir un sens neutre. Etonner a maintenent le sens neutre, mais à l’origine – frapper comme par le tonnerre. Gêner (torturer au 17 s.). Ennui désignait primitivement douleur, chagrin profond. Faible provient du latin flere (pleurer), on entendait par faible celui qui devait être pleuré par les autres. Blanc signifiait à l’origine brillant. On le trouve dans l’expression les armes blanches qui brillent-épée, sabre. Abîmer signifiait étymologiement précipiter dans un abîme. De nos jours il est synonyme de gâter. Le verbe gâter venu du latin vastare (dévaster) a subi un afaiblissement considérable de sa signification primitive. Autrefois gâter un pays signifiait le dévaster, le ravager.
Métaphore
Les transformations du sens propre des mots vers le figuré peuvent être classées en tropes. Le trope signifie «tour, tournure». Il y a les tropes métaphoriques et métonymiques qui diffèrent par le caractère des liens qui associent les notions. Les tropes métonymiques ont un caractère plus concret, plus matériel, moins subjectif que les tropes métaphoriques.
La métaphore contribue largement au constant renouvellement du lexique français. Il vient du grec metaphora (transfert). Il applique le nom d’un objet à un autre grâce à un trait commun qui se présente à notre esprit et permet de les rapprocher. La métaphore apparaît à la suite des associations de ressemblance qui portent un caractère plus ou moins subjectif. On dit d’un homme rusé, semblable à un renard – Un renard. La métaphore est une espèce de comparaison condensée dans un seul terme, elle repose sur des rapports de ressemblance. La lexicologie s’intéresse aux métaphores linguistiques qui, devenues d’un emploi courant, font déjà partie du vocabulaire. Elles ont habituellement un caractère usé et passent inaperçues. Les ailes d’un moulin, une feuille de papier, le temps fuit, une santé de fer. Elles sont souvent issues de métaphores stylistiques (créations individuelles). La métaphore procède toujours par l’extension de sens. Elle peut rapprocher deux objets matériels: une feuille d’arbre et une feuille de papier ou une feuille de route.
La méthaphore rapproche souvent un fait moral d’un fait matériel et inversement: clarté du jour et la clarté de la pensée, sécheresse du sol et la sécheresse du caractère; Un gai soleil, une motagne chauve – on attribue aux objets inanimés des qualités humaines, on les personnifie, d’où le nom de personnification. Le français abonde en métaphores antropomorphiques: le pied d’une colline, les bras d’un fauteuil, le nez d’un navire, les dents d’un peigne, la bouche d’un fleuve.
La métaphore sert souvent à exprimer des idées abstraites. Aveugle dévouement, un mécontentement sourd, un accueil glacial, un homme d’âge mûr, un profond chagrin.
Nombre de métaphores ont un caractère social très prononcé. Les gendarmes sont bourriques, tiges, vaches – mépris pour la police. Le coq chanteur – la radio de Pétain.
La métaphore est une source inépuisable d’enricheissement de l’argot et du langage populaire. L’argent c’est graisse, huile, braise, beurre. Un sous – un rond, 5 sous – une roue de devant, 5 francs – une roue de derrière. Partir pour la Belgique – s’enfuir en emportant ce qu’on a volé; la fausse clé – le rossignol; jouer de la harpe – se trouver dans la prison (guitare et violon).
Métonymie
D’origine grecque le mot signifie changement de nom. Elle est fondé sur des rapports plus réels, plus concrets, par exemple sur les rapports du contenant et du contenu, du tout et de la partie, de la matière et de l’objet fabriqué.
La synecdoque (grec-compréhension) prend la partie pour le tout ou le tout pour la partie. On désigne l’objet, l’être par une de ses qualités plus ou moins notable: un bon fusil, une fine lame, une bonne fourchette (gourmand), les robes noires (le clergé), les pantalons rouges (soldats français). On appelle les militaires sabre, fusil, baïonnette, les musiciens – violon, premier violon, flûte; les acteurs – m’as-tu-vu; les Italiens – Macaronis (nourriture préférée).
La synecdoque prend encore le singulier pour le pluriel ou le pluriel pour le singulier: l’homme pour l’être humain, le nom propre pour le nom commun: tartuffe, harpagon, crésus, gavroche.
La métonymie peut prendre: le contenant pour le contenu ou inversement: toute l’université a pris part à la manifestation (professeurs et étudiants). Le parterre et les loges applaudissaient (les spectateurs). Prendre une assiette de soupe (contenu). La matière pour le produit: un verre de thé, le fer à repasser. Le lieu pour le produit: cachemire, perse, camembert, roquefort, bourgogne, champagne. Les noms d’inventeur, d’écrivains passent à leurs oeuvres, mansarde, guillotine, tilbury. J’ai lu tout Hugo, il joue du Chopin. Les onomatopées secréeent souvent par la voie métonymique. Le cri poussé par un animal sert à nommer l’animal, l’instrument: coucou, chouette, crin-crin, frou-frou (robe).
Euphémisme
Il provient de deux mots gtrecs: eu-bien et phémi-je parle et signifie adoucissement de sens. On s’en sert pour cacher le vrai sens du mot. C’est un procédé sémantique très ancien. On y retrouve des échos des tabous-interdictions de prononcer un mot de peur d’appeler le malheur sur soi. (Superstition, politesse, décence). L’ours – grand frère. Jurons présentent les formes défigurées du mot Dieu. Morbleu (je jure par la mort de Dieu), ventre bleu (ventre de Dieu), nom de nom, nom de pipe (au lieu de nom de Dieu). Mourir – trépasser, passer au delà, s’endormir, s’endormir du dernier sommeil, rendre l’âme, quitter le monde, fermer les yeux. L’argot connaît beaucoup d’euphémismes: tuer – refroidir, apaiser – expédier, fuir avec les objets volés – sauver la caisse.
La litote est un cas particulier des euphémismes, on l’emploie pour cacher les défauts des hommes. Un homme ivre – dans les vignes du seigneur, illuminé, dans les brouillards. Pour ne pas dire qu’il est sot on dit il n’a pas inventé la poudre, le fil à couper le beurre, il n’est pas un grand clerc. Un homme pauvre – à sec, loge le diable dans sa bourse, tire le diable par la queue.
Hyperbole
Elle est un procédé propre à la stylistique. Pourtant les hyperboles usuelles sont du ressort de la lexicologie. On exagère les faits en se servant d’hyperbole. Beaucoup de formules de politesse avaient originairement un caractère hyperbolique. Enchanté de vous voir, ravi de vous voir. On finit la lettre par affectueusement vôtre, cordialement tien, tibissime. On finit la lettre officielle par je vous prie d’agréer l’assurance de mon profond respect. C’est formidable, du tonnerre, c’est épatant.
Ainsi, au cours de l’histoire du français une quantité de mots ont subi une évolution sémantique. Chaque mot a sa propre histoire et sa propre destinée, parfois très curieuse et intéressante.
Bibliographie
1. Лопатникова, Н.Н.Лексикология современного французского языка / Н.Н. Лопатникова, Н.А. Мовшович. – М., 1982.
2. Супрун, А.Е. Методы изучения лексики / А.Е. Супрун. – Минск., 1975.
3. Лингвистический энциклопедический словарь. – М., 1990.
4. Lévite, Z.N. Cours de lexicologie française / Z.N. Lévite. – Minsk, 1963.
5. Rastier, F. Sens et textualité / F. Rastier. – Paris, 1989.
6. Siblot, P. Nomination et production de sens / P. Siblot. – Montpellier, 1995.