Travaux dirigés
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Travaux dirigés

 

Aspects de la néologie sémantique

0.1. — La dénomination officielle de notre équipe de recherche «Centre d'étude de la néologie lexicale», appelle deux remarques sémantiques préliminaires. Tout d'abord, la distinction entre «néo­logie» et «néologisme» articule une opposition pertinente entre le procès et le produit [...]. Les néologismes sont des unités lexicales nouvelles; la néologie postule un système, un ensemble de règles et conditions qui contraignent la création, le repérage et l'emploi de ces unités nouvelles. D'autre part, le groupe «néologie lexicale» comporte une redondance, où l'épithète a valeur descriptive et non pas restrictive. La néologie est un fait spécifiquement lexical [..,].

0.2. — On distingue classiquement deux sortes de néologismes: le néologisme ordinaire, unité pourvue d'une «forme» et d'un «sens» nouveaux, et le «néologisme de sens», acception nouvelle pour une unité déjà constituée. [...] La néologie sémantique est un cas particulier de la polysémie, avec un trait diachronique de nouveauté dans l'emploi,  donc dans le sens.

Les néologismes ordinaires se repèrent aisément à la nouveauté de leur séquence phonique; les difficultés se limitent au décalage Inévitable entre l'usage et son enregistrement, aux vacillements de la compétence lexicale selon les sujets et les situations, enfin à la diversité des jugements métalinguistiques sûr la norme et l'acceptabilité. Mais la sélection des néologismes de sens est autrement aléatoire en ce qu'elle ne repose sur aucun critère formel interne à l'unité. La néologie sémantique est toujours produite ou repérable par le contexte, le contexte étroit de la phrase ou du syntagme où s'insère l'unité, le contexte large du domaine discursif de référence. La polysémie y produit une variation infinie, et les «dépouilleurs» sont souvent bien en peine pour discriminer les «vrais» néologismes

0.3. — Ces difficultés méthodologiques de repérage s'articulent sur des problèmes théoriques qui tiennent au statut de l'unité lexicale et à la définition de la néologie, notamment sémantique. Deux principes négatifs semblent déjà acquis: dépasser la théorie du signe et son postulat d'une correspondance simpliste entre signifiant et signifié, et reculer au-delà du mot graphique les frontières de pertinence de l'unité lexicale. Le néologisme de sens n'est rien sans ses règles d'insertion lexicale dans la phrase et /ou le syntagme; il n'est rien non plus sans le discours — ou l'interdiscours — où il prend son sens. I...1 

 

1. La modification des traits de sélection

Pour chaque occurence, la valeur sémantique d'un item lexical résulte d'une tension dialectique entre deux propriétés contraires. L'unité lexicale est une constante en ce qu'elle se distingue paradigmatiquement des autres unités comrnutables avec elle dans le même type d'environnement; elle peut donc être définie"par une matrice de traits syntaxiques et sémantiques, tant inhérents que contextuels qui règlent l'invariance lexicale indispensable au bon fonctionnement de la communication. L'unité est aussi une variable dont les valeurs sont assignées par les distributions de son contexte. L'invariance de la langue, comme ensemble fini de règles et d'éléments, permet les combinaisons infinies des énoncés organisés en discours: créativité donc, mais créativité gouvernée par les règles.

Cette tension entre l'ancien et le nouveau, le même et l'autre, se manifeste dans le traitement de la polysémie. Les dictionnaires traditionnels l'admettaient comme telle, en allongeant indéfiniment a liste des sens et des emplois pour chaque mot. Mais la linguistique moderne considère que toute variation régulière dans la distribution définit une unité lexicale discrète. Aussi le Dictionnaire du français contemporain (DFC), qui s'en réclame, fragmente-t-il judicieusement le mot polysémique en une suite synchroniquement finie d'homonymes; en même temps, il échoue à supprimer totalement la polysémie, qui est la loi de fonctionnement sémantique pour toute unité lexicale. Indéfiniment se réitère le même processus: variations contextuelles productrices d'un sens nouveau, contraintes d'invariance lexicale qui figent ces variations en un petit nombre de distributions codées — les  homonymes — puis création tide nouvelles valeurs à partir de ces homonymes... [...]

 

2. Les lexies complexes

Définir la néologie sémantique par la modification des traits inhérents et contextuels, c'est continuer à prendre pour unité pertinente le mot, fût-il déterminé et contraint par son environnement. Or la linguistique structurale a depuis longtemps établi que les fron­tières du mot graphique n'étaient pas nécessairement pertinentes. Au fur et à mesure constituent une unité lexicale indivisible. Encore s'agit-il d'un cas extrême puisque fur apparaît dans cette seule dis­tribution; plus souvent on a affaire à des éléments régulièrement disponibles, mais que certaines distributions soudent en des syntagmes figés: selon les auteurs et les usages, de tels syntagmes sont appelés mots composés, locutions, synapstes ou textes complexes. A titre d'hypothèse, on inclura ici dans la néologie sémantique les lexies complexes de formation récente pour lesquelles L. Guilbert propose le terme — lui-même lexie complexe! — de néologie syntagmatique.

Soit les occurences: classe verte pouvoir vert machine à voter programme commun programme commun de la gauche projet réformateur planification démocratique rééquilibrage à gauche majorité présidentielle pollution morale qualité de la vie.

Toutes s'analysent comme des SN où l'adjectif et le S Prep appartiennent à une même classe distributionnelle d'expansions nominales: ainsi, classe verte a été lexicalisé par analogie avec classe de neige. Mais ces deux types d'expansion ne sont pas commutables à l'intérieur d'une même lexie:

machine à voter, misère moderne, planification démocratique, machine votante misère du monde moderne planification de la démocratie

Dans classe verte, l'adjectif a perdu sa mobilité syntaxique. Il ne supporte ni la construction attributive dont il est théoriquement issu: la classe est verte, ni les marques de degré: une classe très/bien/assez verte.

Ces tests syntaxiques suffisent à établir I'inséparabilité des éléments. Conjointement, la lexie complexe est dotée de nouvelles propriétés sémantiques. Si, pris hors contexte, un SN comme robe verte peut désigner n'importe quelle robe qui serait verte, la lexie classe verte restreint la polysémie du Nom classe à la seule valeur de classe d'école, et donne à l'Adjectif vert la valeur très particulière de organisée provisoirement — à la campagne — pour tes enfants des villes. Le signifié de la lexie complexe est  donc très restreint par rapport à la loi booléenne de composition sur les traits spécifiés de ses constituants.

Machine  à voter a  les mêmes  propriétés syntaxiques d'inséparabilité. On ne peut ni insérer un Adj. à droite du N [...], ni insérer un Adverbe ou un SN dépendant du V «voter» [...]. Toutefois sa valeur sémantique semble produite par la simple loi de composition entre les sèmes des éléments constituants. La nouveauté viendrait donc du réfèrent — le nouvel objet ainsi nommé — plutôt que du signifié.

Nous proposerons des remarques du même ordre pour qualité de la vie [,..] et pour rééquilibrage à gauche [...].

Examinons maintenant les occurences restantes, toutes de structure N — Adj (—SPrep).

L'adjectif épithète ne supporte pas les marques de degré, sauf parfois avec certains moâaUsateurs comme vraiment ou véritablement : une planification vraiment démocratique.

La construction attributive est toujours possible, sauf pour misère moderne, où elle est inacceptable, et projet réformateur, où elle lève l'ambiguïté le projet des réformateurs'/ le projet de réformes. Du point de vue sémantique et sauf pour la lexie projet réformateur, la signification est directement produite par la Joi de composition sémique entre les constituants, et définit un nouvel objet politique (majorité présidentielle), économique (planification démocratique), ou idéologique (pollution morale). Encore une fois, la nouveauté ne «tient pas à la combinatoire des signifiés, mais à la valeur référentielle de néologisme syntagmatique ainsi produit ce qui ne va pas sans soulever des problèmes de théorie et de méthode. [...]

 

Le signifié et le réfèrent

On aura remarqué que toutes les lexies complexes rele­vées dans le corpus sont des syntagmes nominaux, où le domaine désigné par le Nom se trouve restreint par une expansion détermina-tive   de   forme   adjectivale   et/ou   prépositionnelle. [...]

L'opposition signifié/réfèrent correspond assez bien à l'opposition compréhension/extension des logiciens. Définir un terme en compréhension ou en intension, c'est donner ses propriétés distinctives, donc son signifié. Définir un terme en extension, c'est énumérer les objets du monde auxquels il s'applique; l'extension correspend à la référence, ou plus précisément à la sommation de toutes les références qui pour ce terme sont actualisables dans un discours. Dans créneau, chiffrement, classe verte, la néologie porte sur la modification des traits inhérents du signifiés. Le changement dans l'extension est une conséquence du changement dans la compréhension. Mais dans les lexies complexes programme commun, éducation permanente ou machine à voter, la néologie syntagmatique laisse inchangée la compréhension des éléments constitutifs: tous les mots programme, commun, éducation, etc. sont utilisés selon leur sens et leur combinatoire ordinaires. Leur seule nouveauté est dans la construction d'un nouvel objet de référence. [...]

Le critère de la néologie sémantique est donc dans la nouveauté conjointe du signifié et du réfèrent. [...]

La néologie est à la fois usage du code et subversion du code, reconnaissance de la norme et transgression de la norme, bref, «créativité gouvernée par les règles» et «créativité qui change les règles». La liberté d'innover semble plus grande dans la néologie sémantique, où l'on risque seulement le «faux = sens» et l’impropriété» [...]. Le problème est de distinguer, parmi l'infinité des combînatoires discursives, des unités discrètes, c'est-à-dire dotées d'un statut lexical spécifique. Nous nous limiterons ici à quelques remarques et propositions:

— Toute néologie sémantique produit conjointement un triple changement, changement  dans la combinatoire de l'unité, changement dans le réfèrent créé ou modifié par cette combinatoire, avec interaction entre signifié et réfèrent, changement enfin dans le domaine discursif, auquel peut s'ajouter ce jeu métalinguistique qu'on appelle figure de style ou effet de style: métaphore, métonymie, jeu de mots, etc. Toute analyse d'un néologisme de sens devrait donc s'accompagner d'indications systématiques. [...]

— La néologie combinatoire obéit à des règles syntaxiques contraignant la structure des lexies complexes dans le syntagme, et à des règles syntactico-sémantiques contraignant la sélection des constituants dans la phrase. [...]

— L'examen des lexies complexes montre la fragilité de la frontière entre la néologie sémantique et la néologie non sémantique. Autonomie de gestion et autogestion sont des unités construites par association d'éléments presque identiques. Si l'on considère que toute combinatoire nouvelle crée une unité nouvelle, la seule différence réside dans le mécanisme formel de lexicalisation: combinatoire syntagmatique ou syntaxique pour la néologie dite sémantique, et dérivation pour la néologie dite formelle.

— L'unité lexicale est à la fois unité de langue et unité de discours, et intéresse donc la relation entre langue et monde, langue et société, indéfiniment construite et reconstruite par la médiation discursive. Le changement de domaine traduit la diversité des expériences sociales et le besoin de communication.

J.Bastuji. «Langagé». – 1974. № 36.

 

Questions demandant la reflexion

 

  1. Quelle est la différence entre le néologisme et la néologie?
  2. Comment est défini le néologisme par l’auteur?
  3. En quels groupes l’auteur, subdivise -t-il les néologismes?
  4. Comment est compris le néologisme sémantique?
  5. Quelles sont les difficultés de repérages des néologismes?
  6. Comment comprenez-vous la créativité lexicale gouvernée par les règles?
  7. Qu’est-ce qu’on entend sous «définir un terme en compréhension ou en intension»?
  8. La nélogie sémantique quels changements produit-elle?